MONOGRAPHIE DE VIGNACOURT

par l'abbé Ed. Jumel, curé de Bourdon

Amiens - 1868

 
IV Vignacourt sous les chevaliers de Malte. (1601-1697.)

Les croisades qui exercèrent une si grande influence sur la société au moyen-âge, suscitèrent plusieurs institutions importantes, parmi lesquelles on compte celle des Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Cet ordre, tout à la fois religieux et militaire, prit naissance à Jérusalem et eut pour fondateur un français, Gérard Torn, de l'île de Martigne en Provence, qui, après la prise de cette ville par les Croisés en 1099, y fit bâtir un hospice dédié à Saint-Jean et destiné à recevoir les pèlerins qui venaient visiter les lieux saints et à soigner ceus qui tombaient malades. C'est ce qui fit donner aux religieux de cette maison le nom d'Hospitaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
Mais bientôt, le nombre des religieux augmentant, quelques-uns d'entre eux, les plus intrépides et les plus courageux, furent désignés pour escorter les pèlerins, les protéger et au besoin les défendre par les armes, contre les attaques des infidèles. Ils prirent alors le nom de Chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem.
A partir de ce moment l'ordre de la chevalerie fut constitué et acquit une grande importance, tant sous le rapport des personnages distingués qui s'y engagèrent, que sous le rapport des biens qu'ils léguèrent à la maison.
Le séjour des chevaliers à Jérusalem ne devait cependant pas être de longue durée ; car, après la prise de cette ville par Saladin en 1188, ils furent obligés de la quitter pour se retirer à Acre, en Syrie, à 122 kilomètres de Jérusalem. C'est de là qu'ils reçurent le nom de Chevaliers de Saint-Jean d'Acre.Ils restèrent dans cette ville jusqu'au commencement du XIVe siècle et ne la quittèrent qu'après l'avoir vaillamment défendue contre les attaques des Sarrasins, qui finirent par s'en rendre maîtres.
Les chevaliers se dirigèrent alors vers l'île de Rhodes, qui appartenaient aux empereurs de Constantinople, et après en avoir fait la conquête sous la conduite du grand maître de l'ordre, Foulques de Villaret, français de nation, s'y établirent en 1309 sous le nom de Chevaliers de Rhodes. En vain Mahomet Il voulut les en chasser en 1479, les chevaliers restèrent jusqu'au règne de Soliman II, qui vint attaquer l'île de Rhodes avec une armée de 300.000 hommes et la conquit le 24 décembre 1522.
Après cette perte, le grand maître et les chevaliers se retirèrent dans l'île de Malte, que leur céda Charles-Quint en 1530, et depuis ils prirent le nom de Chevaliers de Malte, qu'ils ont conservé jusqu'à l'extinction de l'ordre de la chevalerie.
L'île de Malte, entre les mains de l'ordre, forma bientôt un petit état souverain, qui, pendant plus de trois siècles, rendit les plus grands services à la chrétienté et fut la terreur des pirates musulmans. Elle était partagée en trois contrées, La Vallette, le Bourg, l'île Saint-Michel, défendue par les châteaux-forts de Saint-Elme, Saint-Ange, della Bocca, et subdivisée en huit langues ou nations. Chaque nation avait son hôtel ou auberge qui en portait le nom et les armes, et qui servait de rendez-vous aux chevaliers.
Les chevaliers formaient trois classes distinctes : les nobles, destinés à la profession des armes, pour la défense de la foi et la protection des pèlerins ; les prêtres ou chapelains, pour les offices religieux, et les frères servants, attachés au services des malades. Ils étaient tous sous la direction d'un Grand Maître, qui jouissait d'un pouvoir absolu, battait monnaie et nommait aux dignités ou charges de l'ordre qui étaient les prieurés, les bailliages et les commanderies.
C'est à cet ordre des Chevaliers de Malte que la maison de Vignacourt, l'une des plus considérables de Picardie par ses alliances, a donné deux de ses membres, Aloph et Adrien de Vignacourt, qui jetèrent un si vif éclat sur la grande maîtrise de l'ordre.

Aloph de Vignacourt (peint par Le Caravage)

Aloph de Vignacourt, 53e Grand Maître de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem résidant à Malte, succéda en février 1601, à Martin de Garcias, après avoir été Grand-Hospitalier et chef de la Langue de France. L'ordre ne compte guère de Magistère plus célèbre que le sien, soit qu'on fasse attention à sa durée qui fut de plus de vingt ans, soit qu'on en considère les divers événements qui arrivèrent dans l'ordre pendant son administration.
Le Grand-Maître de Vignacourt pour donner avis de son élection aux princes de la chrétienté leur dépêcha différents ambassadeurs. Le commandeur frère Rodrigue Britto fut envoyé au Pape ; frère Nicolas Delloman fut envoyé à l'Empereur ; frère Guillaume de Maux Boisbaudran eut le même emploi auprès du roi très-chrétien et Dom Bernard de Zuniga fut député à la Cour du roi catholique.
Pendant le règne d'Aloph de Vignacourt on ne vit aucun trouble dans son ordre ; et bien loin que les Turcs pussent remporter aucun avantage sur lui, les forteresses de Lépante, de Châteauroux en Grèce, de Lango, les Mahométanes en Barbarie et autres places plus ou moins importantes furent prises sur eux, et un grand nombre de Turcs faits prisonniers.
Ce fut lui qui, en 1616, fortifia l'île de Malte contre les attaques des pirates et construisit un château-fort pour y loger des troupes. On lui doit encore un aqueduc, destiné à conduire les eaux d'une source abondante, depuis la Cité de Malte, appelée communément la Cité notable, jusque dans la cité de La Vallette, en face du palais des Grands-Maîtres. Cet ouvrage d'art était digne de la grandeur des Romains.
L'année suivante, en 1617, Aloph envoya à la faculté de Paris la relique de sainte Euphémie, vierge et martyre, dont le corps fut apporté de Chalcédoine à Rhodes, puis à Malte dans l'église Saint-Jean. Cette relique lui avait été demandée par l'université et par la faculté de théologie de Paris, qui a choisi cette sainte pour une de ses patronnes. La cérémonie se fit le 2 décembre, jour des Saints-Innocents, l'an 1617, en présence de tous les commandeurs et chevaliers qui se trouvèrent à Paris.
Le Grand-Maître de Vignacourt étant à la chasse et poursuivant un lièvre dans les plus grandes chaleurs du mois d'août, fut surpris d'une attaque d'apoplexie. On le transporta aussitôt à la Cité nouvelle, où il nomma pour son lieutenant Nicolas de Marca, grand-amiral de l'ordre. Il reçut ensuite avec beaucoup de dévotion les sacrements de l'Eglise, fit son acte d'abandon et mourut le 14 septembre 1622, après avoir gouverné l'ordre avec beaucoup de gloire pendant plus de vingt années. Il eut pour successeur Louis-Mendès-Vasconcellos.
Adrien de Vignacourt, 62e Grand-Maître de l'ordre des Chevaliers de Malte, neveu de Aloph de Vignacourt qui, en 1601 avait élevé à la même dignité, était fils d'Adrien de Vignacourt, premier gentilhomme de la chambre du roi Henri IV, capitaine de cent hommes d'armes des ordonnances de Sa Majesté et de Louis de Saint-Pierre. Il naquit le 13 février 1619, et fut dès sa naissance nommé commandeur par le Grand-Maître Aloph, son oncle, suivant le privilège attaché à la grande Maîtrise. Il eut ensuite les commanderies de Oisemont et de Maupas, dépendantes de la Langue de France, et après s'être signalé en différentes circonstances pour la gloire et le service de l'ordre, il fut fait grand-trésorier, puis Grand Maître, le 24 juillet 1690, après la mort de Grégoire de Caraffa. Aussitôt, il envoya à Palerme, le commandeur Riggio pour faire part de son élection au duc d'Uxeda, vice-roi de Sicile.
Le Grand-Maître s'occupa, comme son oncle, de fortifier l'île de Malte, en construisant un magnifique arsenal pour les galères de l'ordre et plusieurs magasins importants. Ce fut au milieu de ces occupations, qui n'avaient pour objet que la sûreté de la religion, qu'il apprit, par les lettres de l'empereur Léopold Ier, que l'armée impériale, sous les ordres du prince de Bade, venait de remporter contre les Turcs une victoire si complète, qu'il resté 30.000 infidèles sur la place.
Il donna des preuves non équivoques de sa charité pour les malheureux. En effet, en 1613, un horrible tremblement de terre qui dura trois jours jeta l'épouvante dans l'île, renversa plusieurs édifices et détruisit de fond en comble la ville d'Augusta. Aussitôt le Grand-Maître envoya le général de l'escadre pour secourir les habitants désolés, indiqua des prières publiques et trois jours de jeûne, pour apaiser la colère de Dieu, et ne négligea aucun des moyens qui étaient en son pouvoir pour réparer les dommages causés par le tremblement.
Plus tard, en 1694, Adrien de Vignacourt fit éclater sa valeur en dirigeant la flotte de l'ordre commandée par le comte de Thun, sur la ville de Chio. Il s'en rendit maître après un siège qui dura huit jours.
Enfin, en 1697, le Grand-Maître se voyant attaqué d'une fièvre violente nomma pour lieutenant du Magistère le bailli de Léza, Dom Gaspard Carnero, du prieuré du Portugal, puis fit son testament et mourut très-chrétiennement le 4 février, à l'âge de 76 ans, après en avoir passé près de sept dans le magistère.
Il laissait en mourant une sur, Françoise de Vignacourt, qui avait épousé Antoine Boyer, seigneur de Sainte-Geneviève-au-Bois et de Villemaison. De son mariage elle eut une fille, Louise Boyer, qui plus tard épousa le duc de Noailles et fut la mère du cardinal de Noailles.
La piété et l'innocence de murs furent toujours le caractère d'Adrien de Vignacourt. Sa droiture et son humeur bienfaisante le firent généralement estimer, et jamais on ne lui adressa d'autres reproches que de s'être laissé conduire par quelques favoris qui pensaient plus à leurs propres intérêts qu'à ceux de la religion et à l'honneur de celui qui avait donné sa confiance.
Il fut enterré dans la chapelle de la Langue de France à côté de son oncle, et sur son tombeau on grava cette épitaphe, qui contient l'éloge des deux plus grands-maîtres de l'ordre, sortis de la maison de Vignacourt.

 D. O. M.

 EMINENTISSIMI PRINCIPIS

 FRATRIS ADRIANI DE VIGNACOURT,

 MORTALES EXUVIAE

 SUB HOC MARMORE QUIESCUNT.

 SI GENERIS SPLENDOREM QUAERAS,

 HABES IN AFFINITATIBUS PENE REGIIS.

 SI RELIGIOSAE VITAE MERITA SPECTES,

 CARITATEM ERGA PAUPERES

 ET INFIRMOS INDEFESSAM,

 ERGA PESTE LABORANTES

 GENEROSAM MIRARI POTERIS,

 ET ITA INTEMERATAM MORUM INNOCENTIAM

 UT MORI POTIUS

 QUAM FAEDARI VOLUERIT.

 MAGNI ALOFFII EX PATRE NEPOS,

 INTEGRITATIS, FORTITUDINIS ET JUSTITIAE

 LAUDE SIMILLIMUS

 TANTI PRINCIPIS FAMAM EST ASSENTUS.

 VIXIT SANCTISSIME, SANCTISSIME OBIIT.

 ANNO SALUTIS, 1697.

 

 

introduction
I. origine, situation, division territoriale, foires et marchés, etc.
II. Vignacourt sous les Normands et les Croisades. (879-1096-1250.)
III Vignacourt pendant les sièges de Picquigny, Amiens et Corbie. (1470-1597-1636.)
V. Etablissement de la commune à Vignacourt.-- Administration.
VI. Maladrerie - Ecoles communales.
VII. Paroisse et Doyenné de Vignacourt.
VIII. Chapitre de Saint-Firmin de Vignacourt.
IX. L'église de Vignacourt.
X. Seigneurie de Vignacourt.

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