MONOGRAPHIE DE VIGNACOURT

par l'abbé Ed. Jumel, curé de Bourdon

Amiens - 1868

 
II. Vignacourt sous les Normands et les Croisades. (879-1096-1250.)

Le nom de Vignacourt apparaît pour la première fois dans les annales de l'histoire en 879, pendant la dernière invasion des Normands en France. Le roi Louis-le-Débonnaire venait de descendre dans la tombe, lorsque les Scandinaves et les Danois, qui depuis longtemps méditaient le moment favorable d'une expédition décisive, vinrent de nouveau sur le sol de la France, où, partout ils ne laissèrent, par les massacres, les incendies et le pillage, que les larmes, la misère et la désolation. Les peuples, mal secondés par le gouvernement et que rien n'avait préparés à une défense, virent tous leurs efforts inutiles et ne surent que fuir devant l'ennemi.
On ne parlait plus des Danois ou des hommes du Nord, ainsi que les vainqueurs s'appelaient, que comme des représentants de la colère de Dieu, et dans les Litanies des Saints, que chantaient les populations épouvantées, on répétait avec angoisse cette formule qui peignait à elle seule la consternation générale : A furore Normannorum, libera nos, Domine.-- De la fureur des Normands, délivrez-nous, Seigneur. (Auber, hist. S. Mart. 204.)
Ces hommes du Nord étaient guidés dans leurs excursions par le français Isambard, seigneur de la Ferté-lès-Saint-Riquier, que ses querelles avec Louis III, roi de France, avaient rendu traître et apostat. Animé du désir de la vengeance, Isambard s'était adressé à Guaramond, chef Normand, qui parcourait alors les mers et l'avait introduit dans sa patrie.
Guaramond ou Guermond, sous la conduite du traître, débarque à Wimereux, en 879, brûle Boulogne, Terrouane, Arras et vient camper près du monastère de Corbie. Fondé en 662 par la reine Bathilde, veuve du roi Clovis II et régente du royaume, ce monastère n'avait alors pour toute défense que les murs qui lui servaient d'enceinte. Ces murs étaient épais et solides comme la plupart des ouvrages de style Lombard ; mais ils ne suffisaient pas pour mettre les religieux à l'abri de toute attaque. Aussi, les Normands s'emparèrent facilement de l'abbaye de Corbie, la pillèrent et la réduisirent à un état déplorable. (Caulincourt, Chro.ms. de Corbie.-- Duchesne, tom. II p. 588.-- Mabillon, ann. tom. III, n° 45.)
L'église et l'abbaye de Saint-Riquier ne furent pas mieux traitées, car elles furent incendiées par Guaramond qui n'avait pu les démolir. (Hariulfe, ms.--Louandre, hist. des comtes de Ponthieu, t. I.) La Cathédrale d'Amiens partagea le même sort et fut ruinée de fond en comble.(Hist. des comtes d'Amiens, liv. VII. Du Cange.)
Les Normands ayant contraint le roi Carloman et son armée à se retirer en deçà de l'Oise, établirent à Amiens leurs quartiers d'hiver. De là ils firent des courses continuelles dans le Ponthieu et le Vimeu, renversant les églises, brûlant les villages, rendant les chrétiens captifs, tuant les autres ; en sorte que les chemins étaient semés de corps morts de clercs, de moines, de nobles, d'hommes, de femmes et d'enfants. (Rhorbacher, Hist. Un. de l'Eglise Cath. VI.--D. Bouquet, VIII. Longueval, hist. de l'Egl. gall.)
Au premier bruit de ces désastres, Louis III, qui se trouvait alors dans le Dauphiné, confie le siège de Vienne à Carloman son frère, se dirige par une marche rapide vers la Picardie et vient camper à Franleu (Sodalcurt, Sathulcurtis) et Fressenneville (Frescenvilla) pour arrêter les progrès de l'invasion Normande. La bataille s'engage bientôt, sanglante et terrible. Les Francs, vaincus par le nombre, vont succomber, quand Louis III mettant pied à terre, rétablit le combat et force la victoire à se ranger sous ses drapeaux. Plus de 9000 Normands furent tués sur le champ de bataille et le reste de l'armée dispersée. Une partie se retira dans la ville d'Eu et l'autre partie près Vignacourt, où les Francs la poursuivirent et lui tuèrent encore beaucoup de soldats. Au nombre des morts se trouvèrent le traître Isambard et le chef des Normands, Guaramond, qui, dit-on, périrent tous deux des propres mains du roi de France, Louis III. (Rerum Gall. et Franc. script. VIII. 83, 95.--Hariul. ms.)
Guaramond fut enterré à Vignacourt avec les honneurs militaires düs à son rang. Quant au traître Isambard on le jeta dans une fosse à fumier au lieu dit Bois-Fontaine ou Bourfontaine, à peu de distance de son château de la Ferté, in territorio Bourfontaine, quod vocatur tumba Isambardi. (charte de l'official d'Am. en date de 1263. Decourt, Mém.hist. d'Am. ms.-- D. Grenier, paq.I, n°1, p.392. Chron. du Ponthieu, P. 57. Ms de D. Grenier.-- Histoire du Ponthieu, I.)
Tandis qu'en Occident les barbares du Nord ravageaient les plus belles provinces de la France, en Orient les Sarrasins désolaient la Syrie et la Palestine. Toutes ces contrées où la religion chrétienne avait jeté ses premières clartés subissaient déjà depuis longtemps le joug des infidèles. L'étendard du prophète flottait sur les murs de Jérusalem, d'Eden, d'Iconium, de Tarse et d'Antioche. Nicée était devenu le siège d'un empire musulman, et l'on insultait à la divinité de Jésus-Christ dans cette ville où le Concile cuménique l'avait déclarée un article de foi. Partout le Coran remplaçait les lois de L'Evangile ; les tentes noires des Turcs couvraient les plaines et les montagnes de la Judée, et leurs troupeaux erraient parmi les ruines des monastères et des églises.
Le courage des chrétiens au milieu de ces cruelles persécutions ne faisait qu'accroître la haine de leurs persécuteurs. Les plaintes qui leur échappaient dans leur misère, les prières mêmes, qu'ils adressaient à Jésus-Christ pour obtenir la fin de leurs maux, étaient regardés comme une révolte et punis comme le plus coupable des attentats.
Plusieurs fois déjà de nobles pèlerins, témoins des maux que les chrétiens de la Judée souffraient et de la désolation qui régnait dans les Lieux-saints, avaient excité les peuples de l'Occident à prendre les armes contre les musulmans ; mais ces hostilités et les imprudentes menaces des chrétiens n'avaient fait que rallumer la fureur des musulmans qui ne virent plus que des ennemis dans les disciples du Christ. Dès lors la terreur et la mort veillèrent aux portes de Jérusalem. Toutes les cérémonies religieuses furent interdites, la plupart des églises converties en étables, et celle du Saint-Sépulcre renversée de fond en comble. Lorsque la nouvelle de la destruction des Lieux-saints parvint en Occident, elle arracha des larmes à tous les chrétiens, sema l'agitation parmi tous les peuples, sans cependant leur faire prendre les armes contre les infidèles.
Cette gloire était réservé à un simple pèlerin, Pierre l'Hermite, qui ne tenait sa mission que de son zèle et n'avait d'autre puissance que la force de son caractère et de son génie. Ce fut lui qui, par le seul ascendant des larmes et des prières, parvint à ébranler l'Occident et à l'arracher en quelque sorte de ses fondements pour le précipiter tout entier sur l'Asie, 1096. Tous les historiens, d'accord avec Barland, sans préciser le lieu de la naissance de Pierre l'Hermite, disent qu'il était du diocèse d'Amiens et d'une famille noble, Petrus heremita, Ambianensis, vir nobilis. (Ad. Barland. De Gestis Ducum Brabantioe.)
Une chronique du monastère du Mont-Saint-Quentin, soigneusement conservée dans les archives départementales de la Somme, renferme de curieux détails sur ce moine enthousiaste qui remua le monde par ses prédications ; mais elle ne précise pas non plus le lieu de la naissance du religieux. "Sur la fin de lonziesme siècle -- dit la chronique de l'abbaye,--certain personnage nommé Pierre l'Hermite, natif du diocèse d'Amiens, voulans se consacrer au service de Dieu, se rangea et prist l'habit de religion en ce monastère du Mont-Saint-Quentin (voir note 1) ou lors l'observance régulière étoit en grande vigueur, en laquelle s'étant exercé avec persévérance, durant plusieurs années et rendu recommandable par ses esclatantes vertus, luy, pour les cacher aux yeux des hommes et satisfaire à la dévotion, demanda et obtint licence de son abbé d'aller visiter les sainctz lieux où s'est opéré l'uvre de nostre rédemption.
Vignacourt revendique à lui seul la gloire d'avoir donné le jour à Pierre l'Hermite. Cette prétention se trouve ainsi formulée dans un des principaux organes de la publicité : "Bien que les ouvrages biographiques modernes, non plus que les anciennes chroniques, n'indiquent pas avec précision le lieu de la naissance de Pierre l'Hermite, des renseignements puisés dans les traditions et les archives du pays ne permettent pas de douter que Vignacourt n'ait été le berceau de cet homme célèbre. (Gazette de France, n° du 12 janvier 1823, Paris.)"
Quoiqu'il en soit de cette prétention que nous n'avons pu contrôler, il est une gloire du moins que personne ne contestera à Vignacourt, c'est celle d'avoir envoyé plusieurs de ses seigneurs en Palestine, pour la délivrance des Lieux-saints. Qui n'a entendu parler de Simon de Wignacourt, qui se croisa, avec Aléaume de Fontaines, Florent de Hangest, et se distingua par sa bravoure sous les murs de Saint-Jean d'Acre, en 1191 ? Ceux qui ont visité la grande salle du musée de Versailles, ont pu remarquer, sur les frises à la 3e croisade, parmi les écussons, celui de Simon de Wignacourt, l'un des quatorze chevaliers auxquels Raoul de Soissons donna sa garantie pour prix des joyeux, livres et autres objets qu'il avait reçu d'eux.
Qui ne connaît Racet de Wignacourt, mort en héros à Mansourat en 1250 ? C'est pour perpétuer la mémoire de son martyre que les Wignacourt portèrent désormais dans leurs armes : "d'argent , à trois fleurs de lys de gueules au pied coupé; " et reçurent le privilège d'ennoblir les familles provenant de la même souche.
 
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(1) Mons. S. Quintini vel S. Quintinus de Monte. Abbaye d'hommes de l'ordre de Saint-Benoît, fondée au VIIe siècle. Revenus de l'abbé en 1772... 18.000 livres. La cellule que saint Fursi s'était construite sur le Mont des Cygnes près de Péronne, donna naissance au VIIe siècle, à cette abbaye, qui compta au nombre de ses religieux Geoffroy, évêque d'Amiens et le célèbre Pierre l'Hermite. (Arch. hist. et Eccl. de la Picardie, par Roger.)

introduction
I. origine, situation, division territoriale, foires et marchés, etc.
III Vignacourt pendant les sièges de Picquigny, Amiens et Corbie. (1470-1597-1636.)
IV Vignacourt sous les chevaliers de Malte. (1601-1697.)
V. Etablissement de la commune à Vignacourt.-- Administration.
VI. Maladrerie - Ecoles communales.
VII. Paroisse et Doyenné de Vignacourt.
VIII. Chapitre de Saint-Firmin de Vignacourt.
IX. L'église de Vignacourt.
X. Seigneurie de Vignacourt.

 

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